Définition

Critères de l’homologie (Guillaume Lecointre)

Première mise en ligne le 3 Février 2025, écrit par Guillaume Lecointre.

L’objectif d’une classification d’entités va impacter la façon dont on nomme les parties qui composent ces entités. Qu’est-ce qui vaut qu’on donne le même nom à deux parties que l’on sait différentes dans le détail ? S’agissant du monde vivant, les critères de ressemblance pertinents ont varié, et se sont même parfois superposés, au cours de l’histoire des sciences du vivant, et nous en identifierons cinq que nous traiterons successivement par ordre l’apparition dans l’histoire de la systématique :

  1. Nommer pareillement les parties en vertu d’une même fonction ;
  2. Nommer pareillement les parties en vertu d’une même forme ;
  3. Nommer pareillement les parties en vertu de connexions semblables ;
  4. Nommer pareillement les parties en vertu d’une même origine historique ;
  5. Nommer pareillement les parties en vertu des mêmes processus de mise en place.

Ces différentes « intentions » n’ont pas le même statut aujourd’hui (par exemple, la quatrième, l’origine, ne nous est pas empiriquement accessible directement), mais nous nous contenterons pour le moment d’un ordre historique pour cet exposé. La littérature scientifique sur le concept d’homologie est foisonnante. On consultera les principales références dans Hall (1994) [1]Hall, B.K. (éd.) (1994). Homology, the hierarchical basis of comparative biology, New York: Academic Press., Schmitt (2006)[2]Schmitt, S. (2006), Aux origines de la biologie moderne : l’anatomie comparée d’aristote à la théorie de l’évolution, Paris : Belin., Nelson (2011)[3]Nelson, G.J. (2011). Resemblance as Evidence of Ancestry, Zootaxa 2946, 137-141., Minelli et Fusco (2013)[4]Minelli, A. and Fusco, G. (2013). Homology, In Kampourakis, K. (Ed.) The Philosophy of Biology: A Companion for Educators, Dordrecht : Springer Science+Business Media, History, Philosophy and Theory of the Life Sciences 1, pp. 289-322..

Nommer les parties selon la même fonction (critère I)

La zoologie et la botanique ont hérité d’une logique aristotélicienne qui encombre encore aujourd’hui notre vocabulaire, et embarrasse la pédagogie de la classification biologique. Certaines parties d’organismes sont usuellement nommées en vertu de la fonction qu’elles réalisent, et non de leur structure. On appelle « patte » tout de qui pousse le substrat, « aile » tout ce qui pousse l’air et « nageoire » tout ce qui pousse l’eau. Bien entendu, si la classification biologique d’aujourd’hui a pour objectif les origines communes des organismes, ces désignations vont poser problème. Une aile de mouche et une aile de pigeon n’ont ni structure commune (sauf à descendre au niveau de la cellule) et encore moins d’origine commune. On doit cet encombrement à Aristote (384-322 av. J.-C.), chez qui la désignation des organes rendait compte de leur finalité fonctionnelle. Chez lui, la noblesse de l’anatomie comparée est la recherche des causes finales. C’est lui qui fonde l’analogie, la ressemblance d’ordre fonctionnel, et la notion d’organe, structure délimitée et définie en vertu de sa fonction. Il y a une logique à cela : jusqu’au XIXe siècle les penseurs finalistes, pour qui les parties des organismes ont un objectif, une fin, privilégieront l’analogie. Face à ce problème, l’anatomie comparée des vertébrés a fait un petit effort en nommant le type de pattes que l’on rencontre chez eux par un terme structuraliste : membre chiridien. En revanche, on ne trouve pas de terme purement structuraliste pour désigner une patte d’insecte. Le plus croustillant, c’est qu’en cherchant une définition de la « patte » dans un dictionnaire d’entomologie, on trouve « appendice locomoteur » ! L’appendice est clairement défini par sa fonction. Une vision fonctionnaliste de l’organisation du monde va dominer chez Claude Perrault (1613-1688) qui pratiquera l’anatomie comparée dans la conception cartésienne de l’animal-machine où les organes prennent leur sens dans la mécanique globale de l’organisme, et où l’utilité l’emporte sur l’unité. Elle dominera également chez Georges Louis Leclerc, Comte de Buffon (1707-1778), qui se méfie autant des causes finales que de l’unité des parties, qui fait grand cas des fonctions, des mœurs et des utilités, qu’il s’agisse des organes, des organismes ou des espèces, et qui renoncera à tirer toutes les conclusions d’une unité de composition entre espèces que pourtant il détecte. On la retrouvera aussi chez Jean-Baptiste Monet de Lamarck (1744-1829), qui accorde sans ambiguïté le primat de la fonction sur la forme en bâtissant une théorie physico-physiologique et transformiste de l ‘origine et de la diversification des êtres. Le primat fonctionnaliste va dominer jusqu’à l’interprétation des correspondances des parties d’un même organisme chez Georges Cuvier (1769-1832) dont la « loi de corrélation des organes » l’affirme le plus clairement.

En 1830, les grands anatomistes du Muséum national d’Histoire naturelle que sont Georges Cuvier et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire s’opposèrent à l’Académie des sciences sur la question de l’unité du vivant. Que signifiait la forme des organes et le fait qu’ils se ressemblent entre espèces ? Pour Cuvier, c’est leur fonction qui devait permettre d’interpréter les organes. À des molaires coupantes de carnivore devait correspondre des griffes au bout des pattes que possèdent effectivement les mammifères carnivores : les fonctions rendaient compte de la co-présence d’organes qui n’étaient pas nécessairement en connexion les uns avec les autres. Ce qui expliquait un attribut, c’est sa corrélation fonctionnelle avec d’autres attributs dans un même organisme, et non tant la comparaison des espèces entre elles. Si Cuvier, bien entendu, pratiquait des comparaisons interspécifiques, c’était pour nourrir la robustesse de ses corrélations à l’appui de sa « loi ». En outre, Cuvier distinguait dans le vivant quatre grands plans d’organisation irréconciliables. Bien au contraire, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire cherchait l’unité fondamentale parmi tous les vivants, donc sous-jacente à tous ces plans. Le sens à donner à un organe n’était pas dans sa fonction, mais dans ses connexions avec les organes voisins, ce qui permettait d’en tracer les origines par-delà les formes et les fonctions. Geoffroy-Saint-Hilaire appelait « analogues » des organes connectés aux organes voisins de la même manière chez deux espèces, même si leur forme et leur fonction différaient (par exemple un radius de chauve-souris long, tubulaire et fin, et un radius de dauphin court, massif et plat ; nous dirions aujourd’hui « homologues »). Ainsi, dès la fin des années 1810, Geoffroy-Saint-Hilaire avait établi un lien audacieux entre le corps d’un vertébré (comme un chat) et celui d’un arthropode (comme une mouche) : l’un était la version retournée de l’autre : le premier présentait un système nerveux dorsal et un cœur ventral tandis que c’était l’inverse chez le second. En 1830, la controverse éclata lorsqu’il tenta de soutenir à l’Académie des sciences la publication d’un manuscrit démontrant les correspondances entre le corps d’un mollusque céphalopode et celui d’un vertébré : le second était une version pliée du premier. Il s’en suivit un véritable feuilleton de prises de paroles publiques dans lesquelles l’un critiquait les vues de l’autre, relayé par la presse, suivi au niveau national et international. Par exemple, Goethe soutenait Geoffroy-Saint-Hilaire, dans cette opposition entre la « théorie des analogues » et la « loi de corrélation des organes ». En toile de fond, la première apportait des arguments au transformisme, tandis que la seconde consolidait logiquement le fixisme, même si ce débat n’est pas, comme on l’a présenté parfois, au premier plan de la controverse. Sa médiatisation extrême durant deux ans (jusqu’à la mort de Cuvier en mai 1832) témoigne de la place centrale que prenait l’anatomie comparée dans les sciences naturelles et celle du Muséum parmi la vie scientifique internationale.

Cette vision fonctionnaliste ne quittera jamais complètement les biologistes du XXe siècle, et continuera même à prospérer en biochimie, en génétique et en biologie moléculaire, où les enzymes sont nommées en vertu de ce qu’elles font, et non sur la base de leurs structures, bien qu’on ait eu les moyens de caractériser précisément ces structures à quatre niveaux : celui de la séquence primaire d’ADN du gène qui les codent, celui de la séquence primaire d’acides-aminés, celui de l’agencement des repliements de premier ordre (les folds, dont il existe 1232 types répertoriés dans la nature), puis celui du repliement spatial tertiaire.

Nommer les parties selon la ressemblance de leur forme (critère II)

Ici, ce ne sont ni les fonctions, ni les connexions avec les organes voisins qui rendent compte de la ressemblance, mais le rattachement de la forme d’un organe à un moule abstrait autour duquel la matière aurait produit des variations intraspécifiques et interspécifiques. Cette pensée habite évidemment l’école idéaliste allemande dite « Naturphilosophie » avec Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), Lorenz Oken (1779-1851) et Carl Gustav Carus (1789-1869), et elle sert autant aux partisans du fixisme comme Louis Agassiz (1807-1873) qu’aux partisans de l’évolutionnisme comme Ernst Haeckel (1834-1919). On la retrouve aussi chez les tenants d’un transformisme limité comme Richard Owen (1804-1892) dans le début de sa carrière. Le moule idéel, modèle abstrait capable de résumer en quoi deux organes pris chez deux espèces distinctes sont le « même », est appelé « archétype » chez Richard Owen. Georges Cuvier adhérera également à cette interprétation de la similitude. Cette notion prend ses racines chez des anatomistes néo-platoniciens comme Marco Aurelio Severino (1580-1656), fondateur de la « zootomie », et dont la discipline, à l’aide de types idéels, tente de démontrer l’unité de plan divin. En parallèle, Félix Vicq d’Azir (1748-1794), Goethe, Oken et Owen vont donner toute sa visibilité à l’homologie sérielle, qui sera reprise par Walter Fitch (1929-2011) en 1970 avec sa notion de paralogie [5]Fitch, W.M. (1970). Distinguishing homologous from analogous proteins. Syst. Zool. 19(2), 99-113.. En effet, comment ne pas remarquer que les différentes vertèbres relèvent apparemment d’une même forme idéelle de vertèbre ? Ou que les anneaux d’un ver de terre sont la répétition du même anneau fondamental ? Oken, dont beaucoup de raisonnements sont analogiques, poussera cette logique à l’extrême en faisant des os du crâne des vertèbres modifiées dans sa « théorie du crâne vertébral » (1807). À cette époque, le terme d’homologie fut emprunté aux mathématiques pour désigner seulement la répétition des parties au sein d’un même organisme, et c’est le sens que lui conservera Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, raison probable pour laquelle celui-ci réservera le terme d’« analogue » à ce qui est pour nous aujourd’hui « homologue ».

Nommer les parties selon leurs connexions, c’est-à-dire les mêmes structures connectées (« unité de composition ») (critère III)

Léonard de Vinci (1452-1519) compare explicitement le membre postérieur d’un cheval à celui d’un humain en dessinant ceux-ci côte-à-côte, le pied de la jambe humaine étendu, de façon à suggérer graphiquement la ressemblance. En 1555, Pierre Belon (1517-1564) fera de même en représentant un squelette humain complet aux côtés d’un squelette d’oiseau mais n’interprète pas explicitement les raisons des correspondances de connexions entre les os de l’un et de l’autre. Pourtant, la planche qui illustre le squelette d’un oiseau ne représente pas celui-ci dans une position naturelle, mais dans un redressement de type humain propre à faire capter immédiatement la correspondance des parties et leurs connexions communes. D’ailleurs, des lettres légendent les os pareillement sur les deux squelettes montrés en vis-à-vis. La correspondance des parties par leurs connexions relatives, déjà vue et exploitée au XVIIIe siècle par Félix Vicq d’Azir, va prendre toute son importance chez Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) en 1818.

Ce dernier va insister sur l’unité de composition du vivant, et va mettre en place un principe explicitement porté sur les correspondances des connexions entre organes, le « principe des connexions » : un organe donné conserve généralement les mêmes rapports avec les structures et organes voisins chez toutes les espèces. Ces correspondances se détectent indépendamment des fonctions et des formes, ce qui oppose notoirement le principe des connexions à l’école idéaliste allemande ou au fonctionnalisme de Cuvier. Deux organes présentant les mêmes connexions chez des espèces distinctes sont qualifiées d’analogues. Étienne Geoffoy Saint-Hilaire fonde ainsi une « théorie des analogues ». Rétrospectivement parlant, le terme est malheureux, car historiquement l’auteur fonde conceptuellement ce qu’on appellera, avec Richard Owen, l’homologie. En somme, le concept d’homologie transparaissait déjà progressivement -sans que ce nom-là ne lui fut donné- avec Louis Jean Marie Daubenton (1716-1800), Félix Vicq d’Azir, Pieter Camper (1722-1789), Goethe, Marie Jules César Lelorgne de Savigny (1777-1851) pour culminer en clarté avec Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. Le nom donné à ce concept sera stabilisé avec Richard Owen en 1843 : sont qualifiés d’homologues deux organes qui, pris chez deux organismes différents, entretiennent les mêmes connexions, et ceci quelque-soit leur forme et leur fonction. Owen distinguera trois sortes d’homologies : l’homologie spéciale qui spécifie le lien entre deux organes ou deux structures particulières issus de deux espèces distinctes, l’homologie générale qui signifie le lien entre une partie d’une espèce particulière et son modèle idéal, archétypal, et l’homologie dite « sériale » (ou sérielle, ou sériée) qui spécifie le lien entre parties d’un même organisme. Le terme d’analogie sera alors réservé pour les similitudes de fonctions.

Nommer les parties selon la même origine (homologie historique, critère IV)

Là où Buffon avait renoncé à accepter l’idée que l’âne et le cheval aient pu dériver d’un ancêtre commun, bien qu’il ait lui-même posé la question, Denis Diderot (1713-1784) envisagera la réponse positivement (1754 : 565)  : « Quand on considère le règne animal, et qu’on s’aperçoit que, parmi les quadrupèdes, il n’y en a pas un qui n’ait les fonctions et les parties, surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne croirait-on pas volontiers qu’il n’y a jamais eu qu’un premier animal, prototype de tous les animaux, dont la nature n’a fait qu’allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? » (voir Nelson, 2011, Pépin, 2013). Cette notion de prototype circulera chez Jean Baptiste René Robinet (1735-1820), Johann Gottfried Herder (1744-1803). Étienne Geoffroy Saint-Hilaire ne rejoint explicitement que très tardivement le transformisme de Lamarck, surtout à l’époque où sa propre opposition à Cuvier est manifeste. Les organes repérés chez différentes espèces comme « les mêmes » en raison du principe des connexions deviennent des témoins d’une origine commune. Le pas sera franchi par Richard Owen après 1866. Même si celui-ci porte à son apogée en Angleterre la pensée idéaliste des Naturphilosophen, il rejoint la théorie de l’évolution (même s’il s’oppose à la sélection naturelle) et considère ses « archétypes » comme seulement des idées. Pour Charles Darwin (1809-1882) et Ernst Haeckel, les archétypes de Cuvier et d’Owen sont en réalité des ancêtres communs (voir Figure 1 in Wagner, 1994). Au chapitre XIII de l’Origine des espèces, Darwin pose un programme explicite pour la classification des êtres vivants : la classification doit devenir le reflet de la généalogie (il ne dispose pas du terme de « phylogénie » en 1859). S’il faut regrouper les espèces en vertu d’une souche commune, ce sont les présences d’attributs qui peuvent témoigner le plus fidèlement du legs depuis cette souche. C’est la raison pour laquelle on classe (encore aujourd’hui) les espèces sur la présence de leurs attributs, et non sur leurs absences, ni sur leurs fonctions, ni sur leur rattachement à un type idéel. Remarquons avec Nelson [6]Nelson, G.J. (1972). Comments on Hennig’s ‘phylogenetic systematics’ and its influence on ichthyology, Syst. Zool., 21(4), 364-374. que dans la première édition de l’Origine, Darwin récuse explicitement la pratique qui consiste à attribuer une position à une espèce ou à une population dans la classification en vertu de la quantité de changement accumulée sur une branche propre depuis la souche commune. Cette contrainte de monophylie a été négligée par les lecteurs, autant à cause de la suppression du passage concerné dans les éditions ultérieures qu’à cause des multiples maladresses de la traduction d’Edmond Barbier (voir à ce sujet Lecointre, 2011[7]Lecointre, G. (2011). Filiation, In Heams, T., Huneman, P., Lecointre, G., Silberstein M. (Eds), Les mondes darwiniens, t. I, seconde édition, Paris : Éditions Matériologiques, pp. 223-282.) qui ont empêché la compréhension du texte par les francophones. La prescription de Darwin ne sera suivie ni par l’école dite « éclectique » d’Ernst Mayr (1904-2005) et d’Alfred Romer (1894-1973), ni par l’école phénétique du XXe siècle qui mélange tous les types de ressemblance (la raison est traitée dans Tassy, 1991[8]Tassy, P. (1991), L’arbre à remonter le temps, Paris : Christian Bourgois éditeur. et plus largement dans Lecointre, 2011, section 7[9]Lecointre, G. (2011). Filiation, In Heams, T., Huneman, P., Lecointre, G., Silberstein M. (Eds), Les mondes darwiniens, t. I, seconde édition, Paris : Éditions Matériologiques, pp. 223-282.). Précisons en outre que Darwin déplore lui-même ne pas avoir les moyens efficaces de remplir son programme. C’est l’entomologiste allemand Willi Hennig (1913-1976) qui y parviendra en fondant la systématique phylogénétique en 1950 [10]Dupuis, C. (1978). Permanence et actualité de la systématique : la “systématique phylogénétique” de W. Hennig (Historique, discussion, choix de références), Cahier des naturalistes, Bull. N. P. n. s. 34(1), 1-69. Réédition 2023 In Tassy P.E., Martin, P., Lecointre, G. (Ed.) Taxinomie et évolution : permanence et actualité. Textes de Claude Dupuis (1927-2020). Biosystema 32, Paris : Société Française de Systématique, Éditions Matériologiques, pp. 47-158..

Edwin Ray Lankester (1847-1929) jugera idéalistes les concepts d’homologie de Darwin et Haeckel, et fera entrer l’homologie dans le champ empirique et opérationnel en 1870 en distinguant, au sein d’un échantillon concret d’organismes, « homogénie » (ressemblance acquise d’une ascendance commune) et « homoplasie » (ressemblance non acquise d’une ascendance commune). L’analogie reste réservée pour des similitudes de fonctions. Le terme d’homogénie avait le mérite de la précision face à la diversité des emplois du terme d’homologie, et pourtant il n’a pas été retenu dans les pratiques. En revanche, le terme d’homoplasie a été conservé. Willi Hennig publie sa systématique phylogénétique[11]Hennig, W. (1950). Grundzüge einer Theorie der phylogenetischen Systematik. Berlin: Deutscher Zentralverlag. en 1950 en allemand, dans laquelle il énonce cinq principes fondamentaux de sa pensée : (1) on ne classe jamais qu’un échantillon précis d’espèces ; (2) dès lors, il existe des espèces extérieures à cet échantillon, d’où ce qu’on appelle aujourd’hui l’extra-groupe ; (3) seuls les traits dérivés, ceux qui se distinguent de leur version trouvée dans l’extra-groupe, peuvent conduire à un regroupement taxonomique reflétant l’apparentement, c’est-à-dire des relations de groupes-frères (les relations d’ancêtres à descendants ne sont pas concrètement accessibles) ; (4) pour savoir si un trait est dérivé, il faut polariser le caractère concerné, c’est-à-dire aller voir dans quel état il est dans l’extra-groupe (et faire cela pour tous les caractères disponibles ; d’autres critères existent mais nous n’avons pas la place de les détailler ici) ; (5) une taxonomie phylogénétique ne doit admettre que les groupes monophylétiques, c’est-à-dire qui comprennent un ancêtre et tous ses descendants connus (qu’on appellera plus tard des « clades »). Les groupes paraphylétiques (qui comprennent un ancêtre et une partie seulement de leurs descendants, par exemple les « poissons ») ou polyphylétiques (qui comprennent des espèces non directement apparentées entre elles, comme par exemple les anciens falconiformes qui regroupaient les aigles et les faucons) ne sont que des artefacts classificatoires. Hennig construisait ses arbres « à la main » grâce à une polarisation a priori, arbres conçus comme des « schémas d’argumentation » à partir desquels il tirait une classification phylogénétique. À partir de 1969 des méthodes informatisées aideront à choisir, parmi tous les graphes possibles réunissant un jeu d’espèces par des branches, celui qui maximise la cohérence hiérarchique des partages d’états de caractères. En 1979, Normal Platnick (1951-2020) proposera une définition du caractère qui mobilise la notion d’homologie[12]Platnick, N. I. (1979). Philosophy and the transformation of cladistics. Systematic Zoology, 28(4), 537‑546. : un caractère est une collection d’attributs appartenant à différentes espèces à partir desquels nous formulons au moins une hypothèse d’homologie (principalement sur la base des connexions, critère III). En 1982[13]Patterson, C. (1982). Morphological characters and homology, In Joysey K.A. and Friday, A.E. (Eds.) Problems of phylogenetic reconstruction, London and New York: Academic Press, pp. 21-74., Colin Patterson (1933-1998) mettra en synonymie homologie et synapomorphie en oubliant curieusement de mobiliser le terme d’homogénie de Lankester, ce qui lui aurait évité de trahir la pensée de Hennig en la matière. Sa proposition suscitera une avalanche d’objections, brillamment réfutées par Nelson[14]Nelson, G.J. (1994a). Homology and systematics, In Hall, B.K. (Ed.) Homology, the hierarchical basis of comparative biology, New York: Academic Press, pp. 101-149.[15]Nelson, G.J. (1994b). La systématique et l’homologie. In Tassy, P. and Lelièvre, H. (Eds.) Systématique et Phylogénie (modèles d’évolution biologique). Biosystema 11, Paris : Société Française de Systématique, pp. 5-28. . Mario de Pinna proposera en 1991[16]Pinna, M. C. (1991). Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm. Cladistics, 7(4), 367-394. de replacer le terme d’homologie dans le champ opérationnel en distinguant homologie primaire (hypothèses d’homologie de départ ou conjectures d’homologie exprimées dans la définition des caractères, conformément à la définition de Platnick, critère III) et homologie secondaire, l’homologie confirmée par l’arbre phylogénétique comme état de caractère issu d’une ascendance commune (critère IV). Là aussi, il aurait pu conserver le terme d’homogénie de Lankester. Soulignons au passage qu’ici, pour les besoins d’un exposé chronologique des différentes conceptions de l’homologie au cours de l’histoire des sciences, nous avons nommé « critères » (I, II, III, etc.) des opérateurs épistémologiques de la reconnaissance des homologies. Et en effet, tels sont les critères II, III et V (paragraphe suivant). Le critère I (fonction) est foncièrement trompeur, et le critère IV (origine) n’est pas un critère de reconnaissance car l’origine commune ne nous est pas donnée à observer dans le temps évolutionnaire (comme le rappelle Nelson[17]Nelson, G.J. (1994a). Homology and systematics, In Hall, B.K. (Ed.) Homology, the hierarchical basis of comparative biology, New York: Academic Press, pp. 101-149.[18]Nelson, G.J. (1994b). La systématique et l’homologie. In Tassy, P. and Lelièvre, H. (Eds.) Systématique et Phylogénie (modèles d’évolution biologique). Biosystema 11, Paris : Société Française de Systématique, pp. 5-28. ), mais relève de l’ontologie. La proposition de de Pinna [19]Pinna, M. C. (1991). Concepts and tests of homology in the cladistic paradigm. Cladistics, 7(4), 367-394. a le mérite de distinguer les conjectures faites sur une base empirique (critères II, III, V) et l’homologie en tant que résultat concernant l’origine des parties qualifiées comme les « mêmes » (« critère » IV).

Nommer selon les mêmes processus de mise en place (critère V)

Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) apporte une notion, celle de Bildungstrieb, « pulsion formatrice » qui dirige l’organisme dans son développement pendant toute sa vie, propriété émergente de la matière, et qui s’établira clairement au détriment du préformationnisme. Son action dépend des conditions du milieu, ce qui rend compte, au moins potentiellement, de ce qu’on appellera plus tard l’adaptation, mais aussi des « malformations ». Cette pulsion rend compte des capacités de régénération des organismes, et donne son sens à l’existence des organes. Johann Friedrich Meckel (1781-1833), élève de Blumenbach, va insister sur l’importance du développement embryonnaire, et développera l’idée, parallèlement avec Étienne Serres (1786-1868), que les formes animales dites à l’époque « supérieures » passent au cours de leur développement par des formes adultes des animaux dits « inférieurs », idée qui sera popularisée par Ernst Haeckel sous la forme de « loi de récapitulation » dans un contexte explicitement évolutionniste : « l’ontogenèse récapitule la phylogénèse ». L’homologie se conçoit entre deux organes si leur développement provient des mêmes origines embryonnaires, même si les formes adultes présentent ces organes sous des aspects bien différents. À l’aide du principe des connexions, Étienne Geoffroy saint Hilaire avait considéré comme analogues (c’est-à-dire homologues) les osselets de l’oreille moyenne des mammifères et les os operculaires des poissons. À partir d’observations anatomiques et embryologiques, Carl Reichert (1811-1883) démontre que deux de ces osselets proviennent de l’arrière de la mandibule des vertébrés. Il démontre ainsi l’homologie des structures adultes, bien qu’elles n’aient ni la même forme, ni la même fonction, et ayant perdu une partie de leurs connexions (notamment ces os ne sont plus en connexion avec la mandibule chez les mammifères actuels). Cette conception remporte un grand succès à partir de 1830. Karl Ernst von Baer (1792-1876) critiquera néanmoins la récapitulation de Meckel-Serres en objectant qu’on ne peut pas comparer des stades embryonnaires d’une espèce donnée avec les stades adultes d’autres espèces. En effet, le développement d’une espèce ne passe nullement par les stades adultes d’autres espèces (vision scaliste), mais il se déploie du général au particulier (vision arborescente). Les comparaisons doivent donc s’opérer entre stades comparables de ces espèces, conformément à une organisation générale du vivant non pas en échelle, mais en arbre. Ce point de vue sera rejoint par Ernst Haeckel en 1866 avec sa « loi biogénétique fondamentale ».

Croiser les critères

Ces critères I (fonction), II (forme), III (connexions), IV (origine) ne se recoupent pas nécessairement. Deux organes qui ont même fonction (aile de mouche et aile de pigeon) n’ont ni la même forme, ni les mêmes connexions, ni la même origine. Des organes qui ont des fonctions différentes, comme l’os carré d’une tortue et l’enclume d’un chat (l’un des trois osselets de son oreille moyenne) peuvent avoir des formes différentes mais présenter la même origine soutenue par les mêmes connexions (connexion entre le carré et l’articulaire d’une part chez la tortue, grâce à laquelle sa mandibule s’articule à son crâne ; et d’autre part connexion entre l’enclume et le marteau chez le chat). Des organes qui ont la même origine peuvent même perdre leurs connexions. Par exemple, le carré d’une tortue est en connexion avec le dentaire, mais le marteau d’un chat ne l’est plus. Des organes qui ont même forme et même fonction peuvent avoir les mêmes connexions, la même position dans l’organisme, et avoir des origines différentes. On pourra considérer par exemple les canines hypertrophiées d’un Thylacosmilus (marsupial prédateur sud-américain) et celles d’un Machairodus (placentaire prédateur nord-américain). Ou encore la langue cylindrique et allongée d’un pangolin et celle d’un fourmilier. Des organes peuvent présenter les mêmes connexions, la même position dans l’organisme, les mêmes origines et avoir des formes et des fonctions différentes (comparons un radius de mouton et un radius de pigeon). Des structures qui ont la même origine peuvent adopter ni les mêmes formes, ni les mêmes fonctions, ni les mêmes connexions. Qu’on considère un instant la diversité des dérivés des cellules de la crête neurale. Toutes les combinaisons sont possibles. Dans le cadre récent de l’ontophylogénèse[20]Kupiec, J. J. (2012). L’ontophylogenèse. Évolution des espèces et développement de l’individu. Collection Sciences en questions, Versailles: Quae., développement et évolution sont un seul et même processus : nommer selon la même origine (critère IV) et selon les mêmes processus de mise en place (critère V), c’est donc en principe faire la même chose. Autrement dit, le critère V devrait fournir les meilleurs atouts pour fonder des hypothèses d’homologie primaire. Mais nous verrons bientôt que des pièges peuvent subsister. Remarquons pour finir qu’il convient de corriger une fausse opposition qui circule encore, celle entre homologie et analogie. Deux structures peuvent être homologues (homogènes au sens de Lankester) et analogues en même temps. Un radius de chat et un radius de vache sont homogènes (ils ont même origine) et analogues (ils ont même fonction).

References

References
1 Hall, B.K. (éd.) (1994). Homology, the hierarchical basis of comparative biology, New York: Academic Press.
2 Schmitt, S. (2006), Aux origines de la biologie moderne : l’anatomie comparée d’aristote à la théorie de l’évolution, Paris : Belin.
3 Nelson, G.J. (2011). Resemblance as Evidence of Ancestry, Zootaxa 2946, 137-141.
4 Minelli, A. and Fusco, G. (2013). Homology, In Kampourakis, K. (Ed.) The Philosophy of Biology: A Companion for Educators, Dordrecht : Springer Science+Business Media, History, Philosophy and Theory of the Life Sciences 1, pp. 289-322.
5 Fitch, W.M. (1970). Distinguishing homologous from analogous proteins. Syst. Zool. 19(2), 99-113.
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Une réflexion sur “Critères de l’homologie (Guillaume Lecointre)

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