Homologie (Guillaume Lecointre)
Première mise en ligne le 3 Février 2025, écrit par Guillaume Lecointre.
Le concept d’homologie parle de ressemblance. Non pas la ressemblance globale, mais de parties semblables. Il doit son existence au fait que la biologie a besoin de parler des parties d’organismes de manière générale, alors que chaque être vivant est unique. Au cours de l’histoire de la systématique, différents critères par lesquels on reconnaissait des parties d’organismes comme étant les « mêmes » entre espèces ont été utilisés. Par ordre chronologique, on a nommé pareillement les parties d’organismes en vertu d’une même fonction, en vertu d’une même forme, en vertu de connexions semblables aux parties voisines, en vertu d’une même origine évolutive, en vertu des mêmes processus de mise en place au cours du développement. Toutes ces façons de détecter des « mêmes » ne se recoupent pas, ce qui fait de l’homologie un concept riche et complexe pour parler de la ressemblance. En outre, elles ne relèvent pas toutes du même statut. L’origine commune ne nous est pas donnée à observer, et elle relève du résultat de l’investigation (homogénie, ou homologie secondaire) tandis que les autres relèvent de critères empiriques servant à faire des conjectures d’homologie (homologies primaires). Aujourd’hui, nous pourrions dire que l’homologie de forme, celle issue de connexions semblables, et celle issue de processus de mise en place semblables sont les critères (toujours faillibles ici ou là, bien entendu) servant à établir des conjectures d’homologies qui seront validées ou réfutées par l’arbre phylogénétique, c’est-à-dire celui qui donne la clé des homologies secondaires (les homogénies). Le concept d’homologie n’est pas circulaire, car le pari fait sur une origine commune peut être gagné ou perdu. Enfin, le traitement de la ressemblance par similitude globale chiffrée (ou par distance, c’est-à-dire par dissimilitude globale) est impropre à restituer les homologies.
La nécessité de nommer des parties
Le concept d’homologie doit son existence à deux faits triviaux, mais qui doivent être exposés ici : d’une part, nous avons besoin de désigner des ressemblances entre les êtres biologiques, et d’autre part chacun de ceux-ci est unique. Voyons pourquoi. La biologie ne travaille pas à partir d’universaux. Le niveau biologique d’organisation de la matière commence sur des entités suffisamment composées pour que leur structure garde la mémoire des étapes antérieures par lesquelles elles sont passées, elles-mêmes, ou bien leur lignage. Cette mémoire est constituée de traces laissées aussi bien dans leur génome que dans leur composition anatomique, c’est-à-dire leurs parties. Elle fait d’elles des individus[1]Durrive, B. and Henry, J. (dir.) (2015). Redéfinir l’individu à partir de sa trajectoire. Hasard, déterminismes et rencontres, Paris : Éditions Matériologiques.. Ceci n’est pas une condition suffisante pour définir la biologie, mais rend chaque individu unique par son historicité-même : l’identique n’existe pas en biologie, au sens où seraient identiques deux entités parfaitement superposables l’une à l’autre, à l’atome près. Mais l’impossibilité d’une identité parfaite en biologie ne tient pas qu’à l’historicité. Elle provient aussi du simple fait que les entités biologiques sont des flux dynamiques de matière, entités dont la permanence à l’échelle d’observation usuelle n’est que l’illusion produite par remplacement incessant à des échelles imperceptibles. Ceci reste vrai pour l’individu comme pour l’espèce. Si notre langage était réglé au niveau de description le plus proche possible de cette historicité, il faudrait faire de la biologie en donnant un prénom à chaque mouche, à chaque pâquerette. Cette remarque vaut également pour les parties des organismes. Pire, chaque cellule étant différente de sa voisine, nous en viendrions à donner un prénom à chaque cellule. Nous avons pourtant besoin de concepts et de noms de portée générale, et ceux-ci sont fondés sur la ressemblance. Nos mots dépendent donc de la ressemblance, ce qui rend le problème de sa mesure particulièrement saillant en biologie.
La métrique de la ressemblance : globale ou mosaïque ?
La ressemblance globale entre deux entités est la mesure complémentaire de la dissemblance globale entre deux entités. On peut mesurer la ressemblance globale entre une séquence d’hémoglobine de cheval et une séquence d’hémoglobine humaine sous la forme d’une variable continue, elle sera le complément de leur dissemblance globale, également considérée sous forme d’une variable continue. C’est pourquoi la ressemblance mesurée globalement entre entités complètes ne distingue pas partage et différence : dire que deux entités sont semblables à 70% revient à dire que ces deux entités sont dissemblables à 30%. La dissemblance globale est finie et s’arrête à l’orée de la ressemblance globale, et symétriquement la ressemblance globale est finie et s’arrête à l’orée de la dissemblance globale. Cette symétrie est associée à la globalité par laquelle la métrique a procédé à la comparaison. C’est pourquoi la taxonomie numérique [2]Sokal, R.R. and Sneath, P.H.A. (1963). Numerical Taxonomy, Freeman: San Francisco., dite aussi « école phénétique » de la classification du vivant, en travaillant sur des distances globales entre les entités à classer, est impropre à identifier celles des parties qui sont partagées entre ces entités, c’est-à-dire des partages explicites et singuliers, et encore moins des signatures évolutives[3]Tassy, P. (1991), L’arbre à remonter le temps, Paris : Christian Bourgois éditeur.[4]Lecointre, G. (1997). Dialogue Généticiens/Systématiciens : une culture du quantitatif contre celle du qualitatif ? Biosystema 15: 7-20..
Pourquoi l’homologie ?
En revanche, considérés sous forme de parties discrètes et ponctuelles, les partages ne sont pas équivalents aux différences. On peut faire la liste des traits ou parties partagé(e)s entre deux entités, cette liste est finie (même si on n’a pas besoin de l’établir exhaustivement) et tend potentiellement vers la spécification des partages et donc la précision du vocabulaire. Le chat et le chien partagent les poils, les griffes, les pavillons aux oreilles. Mais si on s’intéresse à ce chat et ce chien, les poils n’ont pas la même couleur et les pavillons de l’oreille n’ont ni la même forme ni la même longueur. Autrement dit, cette liste des attributs partagés requiert un effort de réflexion sur notre propre langage : nous sommes obligés de procéder à une généralisation, pour ne pas s’en tenir qu’à ce chat et à ce chien. Le langage ne peut capter les parties partagées que s’il occulte momentanément leurs subtiles différences, c’est-à-dire l’infinie diversité des attributs, grâce à une négociation conceptuelle, à savoir une convention d’homologie (homo logos : le discours qui désigne ce que je considère comme les « mêmes »). L’homologie, c’est la convention par laquelle le même nom sera donné à deux ou plusieurs attributs ou parties d’organismes.
Toujours en considérant la ressemblance de manière discrète, par parties, la liste des différences entre deux entités tend, elle, vers l’infini (contrairement à la différence lorsqu’on la mesure globalement entre entités qui, elle, est finie). La raison en a été évoquée : en biologie, toute entité est unique. Je pourrai toujours trouver des différences entre deux de mes hépatocytes, n’importe lesquelles, prises au hasard. D’ailleurs, les biotechnologies sont aujourd’hui capables d’en spécifier quelques unes. Il en résulte que tenter de fonder le langage scientifique par la différence revient à isoler toujours plus les entités et finalement ne plus pouvoir parler. De même, fonder le langage scientifique sur des absences (invertébrés, achondrites, agnathes…) confine à l’absurdité. Le chat et le chien n’ont pas de camions, ni ailes, ni nuages, ni cailloux… Dans la fabrique de nos concepts scientifiques, les ressemblances, à travers le partage de parties (attributs ou propriétés) spécifiées, doivent l’emporter sur les dissemblances ou les différences ; à cette seule condition nous pouvons expliciter des lois de la nature, qui sont toujours, de quelque manière qu’on les définisse, des généralités concernant des classes définies par des traits communs, comme « les mammifères ont des poils ».
Il existe un lien entre se fonder sur la différence, la séparation, l’exclusion d’une part, et l’absence d’autre part. Si le but premier de la science est d’expliquer collectivement et rationnellement le monde réel [5]Lecointre, G. (2018a). Les sciences face aux créationnismes. Réexpliciter le contrat méthodologique des chercheurs, 2d éd., Versailles : Quae.[6]Lecointre, G. (2018b). Savoirs, Opinions, Croyances. Une réponse laïque et didactique aux contestations de la science en classe, Paris : Belin., alors nous devons commencer par circonscrire les entités à expliquer, et surtout circonscrire des groupes d’entités qui relèvent du même type d’explication. Or, les ensembles se justifient, par définition mathématique, par le partage de propriétés entre leurs membres, et donc par une inclusion d’un objet dans une classe, ou regroupement. La séparation n’est pas une activité qui forge des ensembles pertinents, car celle-ci peut potentiellement se fonder sur une dichotomie présence/absence. Dans ce dernier cas, on risque de faire un ensemble sur la base d’une absence d’attribut, ce qui contrevient au point de vue de la rationalité attendue dans le champ scientifique. En effet, si l’on s’y autorisait, nous pourrions toujours réunir n’importe quelle collection hétéroclite d’objets au motif qu’ils n’ont pas quelque chose, la liste des absences étant infinie. À moins que cette absurdité ne soit assumée par une exclusion. Le provincial ressent bien l’exclusion dont il est l’objet à travers le concept de « province ». Les entités de la province ne sont pas réunies par une propriété qui leur soit acquise en propre, mais par leur exclusion de Paris : en somme, le point de référence n’est pas dans le concept, mais réside en dehors. Il en va de même des concepts de banlieue, d’invertébrés, d’extra-terrestres, de l’Outre-mer ou des arts premiers. Ce n’est pas la ressemblance qui les unit, mais leur séparation d’un point de référence placé ailleurs. Si cette logique séparative était poussée à son extrémité, on finirait par isoler chaque entité unitaire, comme nous l’avons vu. Et en biologie, cela irait jusqu’à chaque cellule, voire même jusque chaque protéine ; jusqu’à l’impossibilité de disposer de mots de portée générale, et donc de penser. D’un point de vue scientifique, la liste des différences est, on l’a vu, potentiellement infinie : il est donc aisé, voire trivial, de mobiliser des différences à l’appui d’une césure. La liste des partages est plus difficile à manipuler car elle requiert l’homologie, mais elle est potentiellement féconde et riche en informations si l’on mobilise des ensembles emboîtés pour illustrer leur degré de généralité.
En dehors de toute démarche classificatoire, remarquons que la séparation, la différence, l’absence d’attributs ou de propriétés sont en revanche utiles pour les opérations de guidage, de prise de décision. C’est ce par quoi on construit des clés de détermination, sorte d’arborescences décisionnelles construites à partir de tris successifs, de divisions ordonnées d’un échantillon de départ, et fonctionnant comme un jeu de piste au bout duquel on gagne une récompense. Ces outils ne décrivent pas le monde ; en lieu et place d’une vocation classificatoire, leur seule raison d’être est pragmatique : par exemple, comment trouver le nom d’une fleur au plus vite. Une clé de détermination n’est pas une classification. Au cours de l’histoire de la systématique, nous n’avons pas toujours été clairs sur ce point, car certains naturalistes ont posé sur leurs clés de détermination des noms d’ordres ou de familles pour fournir des points de repère (comme par exemple Gaston Bonnier dans sa flore de France, de Belgique et de Suisse). Mais ne nous y trompons pas : ce ne sont pas par ces clés que les noms et concepts sont construits. Certains naturalistes du siècle passé comme Ernst Mayr (1904-2005), Alfred Romer (1894-1973), ont même forgé des groupes en mélangeant les procédures divisives et les procédures agglomératives[7]Dupuis, C. (1986). Darwin et les taxonomies d’aujourd’hui, In P. Tassy (Ed.) L’ordre et la diversité du vivant. Paris : Fayard, Fondation Diderot, pp. 215-240. Réédition 2023 In Tassy P.E., Martin, P., Lecointre, G. (Ed.) Taxinomie et évolution : permanence et actualité. Textes de Claude Dupuis (1927-2020). Biosystema 32, Paris : Société Française de Systématique, Éditions Matériologiques, pp. 11-46.[8]Tassy, P. (1991), L’arbre à remonter le temps, Paris : Christian Bourgois éditeur.[9]Lecointre, G. (2011). Filiation, In Heams, T., Huneman, P., Lecointre, G., Silberstein M. (Eds), Les mondes darwiniens, t. I, seconde édition, Paris : Éditions Matériologiques, pp. 223-282.[10]Lecointre, G. (2015). Descent (filiation). In: T. Heams, P. Huneman, G. Lecointre, and M. Silberstein (eds), Handbook of Evolutionary Thinking in the Sciences. Dordrecht, Heidelberg, New-York, London : Springer, pp. 159-207.. D’où les anciens termes d’invertébrés, d’agnates, et autres groupes amputés, aujourd’hui invalidés (l’étymologie du premier signifie qu’on réunit là les organismes qui n’ont pas de vertèbres, celle du second les organismes qui n’ont pas de mâchoire).
La ressemblance traitée de manière discrète est un mosaïcisme méthodologique
Résumons-nous. La systématique vise à fournir une classification du vivant rationnelle, emboîtée, sans groupes partiellement chevauchants (classification cohérente), dont les ensembles sont monothétiques, complets, et individuellement justifiés par des attributs explicites. Cet objectif requiert un traitement particulier de la ressemblance : il faut regrouper sur des ressemblances discrètes et non sur des variables continues, et regrouper sur des partages et non sur des différences. Cela implique de traiter la ressemblance de manière mosaïque, par parties, et non globalement ; c’est ce qu’on appelle ici le mosaïcisme métholologique. Cela signifie que toutes les parties d’un organisme ne justifient pas nécessairement des ensembles de même niveau hiérarchique. En termes d’évolution, cela signifie que le changement d’un attribut n’entraîne pas nécessairement celui des attributs topologiquement voisins (contrairement à ce que pensait Cuvier). Dit de manière plus prosaïque, tous les caractères qui sont uniquement trouvés chez les oiseaux actuels ne sont pas apparus au cours de l’histoire du vivant en même temps : leur mise en place s’étire entre – 150 M.A., date de l’origine des oiseaux, et – 80 M.A., date du dernier ancêtre commun aux oiseaux actuels. En outre, ce mosaïcisme méthodologique permet de gérer les pertes évolutionnaires : un attribut apparu à une époque donnée (le membre chiridien) peut secondairement disparaître (au moins sept fois chez les squamates), et cette propriété rend compte de la dynamique de l’évolution du vivant.
Quelle raison classificatoire ?
Il y a mille façons de classer le monde. On peut regrouper des entités sur la base de leur fonction commune, de leurs tailles, de leurs formes, de l’endroit où on les trouve, des symboles que nous projetons sur elles, de leur composition structurale… Le problème qui se pose à tout scientifique, c’est que ces objectifs ne se recoupent pas, ou peu. Si nous voulions tout embrasser, la classification holiste produite serait incohérente dans le sens où elle serait remplie de groupes partiellement chevauchants. Par exemple, le dauphin nage en mer comme le manchot, et sur cette base d’une fréquentation assidue du milieu pélagique, tous deux pourraient être regroupés ensemble avec le thon. Mais sur la base d’une composition structurale, le dauphin a de nombreux points communs avec le jaguar qui habite la forêt néotropicale, et d’un autre côté le manchot partage de nombreux autres avec le colibri qui habite la même forêt que le jaguar. Le premier regroupement par habitat semble donc devoir réunir dauphin et manchot d’un côté, et jaguar et colibri de l’autre. Un second regroupement par composition structurale réunit dauphin et jaguar d’un côté, manchot et colibri de l’autre. Si nous produisions une classification holistique, c’est-à-dire qui tient compte de tout, la contradiction entre les deux intentions annihilerait toute possibilité de classer. Les attributs « plumes » et « glande mammaire » contredisent en effet les attributs « nage en milieu pélagique » et « fréquente les sous-bois de la forêt néotropicale ». Nous restons sans classification. Les classifications qui se sont voulues holistes ont caché leur incohérence derrière des choix implicites du maintien de la tradition (par exemple la classification « éclectique » de la théorie synthétique de l’évolution a finalement maintenu les traditions linnéennes qui dataient pourtant déjà de deux siècles). Pour le dire d’une manière prosaïque, à vouloir courir après trois lièvres à la fois, on n’en attrape aucun. Une classification dont la « raison », le « cahier des charges », l’objectif est unique et explicite permet de (1) clarifier de quoi elle parle, c’est-à-dire spécifier le type de propriétés dont elle rend compte de la cohérence (2) de choisir les attributs qui relèvent des propriétés souhaitées, (3) de nommer ces attributs (c’est là que l’homologie intervient). Cette contrainte épistémologique explique la supériorité de la systématique phylogénétique sur la systématique éclectique du milieu du XXe siècle. Cette dernière a été qualifiée d’éclectique justement parce qu’elle tentait de prendre en compte plusieurs types de propriétés mutuellement contradictoires (au moins potentiellement), comme par exemple les « affinités » (la filiation) et les « sauts écologico-adaptatifs ». Il en a résulté une tendance au maintien des groupes linnéens, toujours justifiés par soit l’une, soit l’autre de ces types de propriétés, et donc moins d’avancées classificatoires (pour résumer brièvement la situation). La systématique phylogénétique se restreignant à un programme classificatoire fondé seulement sur les degrés relatifs de parenté, elle a pu se donner les moyens de distinguer, parmi les ressemblances discrétisées, celles qui sont trop générales pour l’investigation menée (les symplésiomorphies), celles qui sont trompeuses au regard de l’objectif poursuivi (les homoplasies) de celles, retenues, qui signent un apparentement, et donc justifient un groupe monophylétique au sein de l’échantillon d’organismes traité (les synapomorphies). La clarté et l’unicité de l’objectif ont conduit à une meilleure intelligibilité de la classification et une part d’avancées relatives en termes de démembrement de certains groupes linnéens, de création de nouveaux groupes et, faut-il le rappeler, de confirmation de groupes anciens, mais cette-fois-ci justifiés en termes clairs.
Critères de l’homologie
Article détaillé : critères de l’homologie.
L’homologie est d’abord un pari
Article détaillé : homologie (pari).
Limitations d’accès à l’homologie historique
Si le programme classificatoire de la systématique moderne est de classer les espèces sur la base de leur parenté (et seulement elle), nous sommes à la recherche des meilleurs critères pour que nos homologies soient de bons paris (de bonnes conjectures). Mais il est évident que des causes de la similitude étant diverses, notre logos peut se retrouver piégé. Les convergences évolutives ne sont pas des processus singuliers de l’évolution, mais une simple erreur de pari. Dans une biologie nominaliste, la convergence n’est que dans notre discours : nous avons erronément donné le même nom à deux structures soit parce qu’elles sont similaires, soit parce qu’elles ont la même fonction alors que nous pensions qu’elles avaient même origine. Tout événement évolutionnaire étant singulier, la convergence n’est qu’une méprise. L’homologie secondaire qui réunit les faucons avec les psittaciformes et les passériformes avaient été occultées à nos yeux par d’autres similitudes que les falconidés partagent avec les aigles. L’homologie sérielle peut tendre également des pièges à notre logos. Prendre une bêta-globine de cheval pour une alpha-globine va positionner le cheval en dehors des tétrapodes dans une phylogénie moléculaire fondée sur des séquences d’alpha-globine. La relation qu’entretient une bêta-globine de cheval et une alpha-globine humaine s’appelle la métalogie[11]Fitch, W.M. (1970). Distinguishing homologous from analogous proteins. Syst. Zool. 19(2), 99-113.. Elle mélange paralogie (similitude postérieure à une duplication au sein d’un organisme) et l’orthologie (similitude postérieure à une spéciation).
Gavin de Beer (1899-1972) établit en 1938 l’idée que l’homologie des phénotypes n’implique pas l’homologie des génotypes. Symétriquement, on découvre en 1995 avec l’équipe de Walter Gehring (1939-2014) que l’homologie des gènes « maîtres » de la formation de l’œil, en l’occurrence pax6 chez la souris et eyeless chez la drosophile, n’implique nullement l’homologie (forme et connexions) des phénotypes qu’ils impulsent : l’œil composé de drosophile n’est pas structurellement comparable à l’œil camérulaire d’un vertébré[12]Gehring, W.J. (2002). The genetic control of eye development and its implications for the evolution of the various eye-types. The International Journal of Developmental Biology, 46, 65–73.. Pourtant, si l’on injecte dans une larve de drosophile un vecteur d’expression contenant le gène de souris Pax6, l’organisme de drosophile en développement répond à pax6, lequel impulse la formation d’yeux de drosophiles. L’homologie factorielle ou combinatoire de Minelli et Fusco[13]Minelli, A. and Fusco, G. (2013). Homology, In Kampourakis, K. (Ed.) The Philosophy of Biology: A Companion for Educators, Dordrecht : Springer Science+Business Media, History, Philosophy and Theory of the Life Sciences 1, pp. 289-322. rend compte de la dissociation entre homologies phénotypique et génotypique. Les ressemblances entre phénotypes de plusieurs espèces sont dissociées des ressemblances entre les gènes de ces mêmes espèces, qui pourtant impulsent ces phénotypes. À l’échelle du phénotype deux structures ne sont pas homologues parce qu’on n’infère pas cette structure à l’ancêtre commun, cependant elles tombent sous le concept d’homologie développementale (critère V) car elles ont coopté le même module développemental depuis l’ancêtre commun (par exemple l’œil de mouche est structurellement différent de l’œil humain, cependant ils se développent à partir d’un même réseau d’impulsions génétiques homologues).
En 2001, John True et Eric Haag identifient la « dérive du système développemental »[14]True, J.R. and Haag, E.S. (2001). Developmental system drift and flexibility in evolutionary trajectories. Evolution & Development, 3(2), 109-119., terme qui signifie que les trajectoires développementales chez deux espèces peuvent ne pas être les mêmes alors qu’elles débouchent sur les mêmes structures adultes depuis leur ancêtre commun, qui présentait la même structure adulte. Il ne s’agit pas de convergence. Tandis que la structure finale restait la même depuis les origines, les étapes développementales ont dérivé l’une par rapport à l’autre depuis l’ancêtre commun aux deux espèces. La sélection n’a retenu que les trajectoires qui aboutissent à la même forme finale[15]True, J.R. and Haag, E.S. (2001). Developmental system drift and flexibility in evolutionary trajectories. Evolution & Development, 3(2), 109-119.. Ce phénomène confirme le constat de De Beer : des génotypes différents aboutissent au même phénotype. Minelli et Fusco[16]Minelli, A. and Fusco, G. (2013). Homology, In Kampourakis, K. (Ed.) The Philosophy of Biology: A Companion for Educators, Dordrecht : Springer Science+Business Media, History, Philosophy and Theory of the Life Sciences 1, pp. 289-322. font remarquer que les tubes digestifs des vertébrés ont les mêmes connexions avec le reste de l’organisme, la même fonction, mais que les précurseurs développementaux diffèrent selon les lignées : il provient du plafond de l’archentéron chez les lamproies et les salamandres, des cellules vitellines chez les gymnophiones, et de la couche inférieure du blastoderme chez les amniotes. En 2018, J.A. Briggs et ses collègues[17]Briggs, J.A. et al. (2018). The dynamics of gene expression in vertebrate embryogenesis at single-cell resolution. Science 360(6392): eaar5780. ont caractérisé le transcriptome de 136 966 cellules uniques issues de 10 moments précis du premier jour de l’embryogenèse de Xenopus tropicalis, permettant une annotation de 69 types cellulaires auxquels ce premier jour de développement aboutit. Les transcriptomes comparés permettent non seulement de savoir quels gènes sont exprimés, donc à quel stade de différenciation la cellule en est, mais aussi de relier entre elles les cellules mères et filles de différents moments, et de retracer ainsi un arbre de différenciation. Cet arbre est différent d’une phylogénie parce qu’il s’agit d’une généalogie. Il apparaît alors que plusieurs types de cellules différenciées apparaissent plus tôt que prévu durant le développement. Par exemple, l’ectoderme n’est pas monophylétique, dans le sens où les dérivés de l’ectoderme non neural forment tôt un groupe à eux, séparé du neurectoderme, et que le neurectoderme est autant différencié (c’est-à-dire différencié aussi tôt) de l’ectoderme non neural qu’il l’est du mésoderme ou de l’endoderme. L’endoderme est diphylétique, avec l’endoderme du tube digestif antérieur différencié très tôt et indépendamment de l’endoderme du tube digestif postérieur. Un tube digestif est donc constitué de deux composantes embryonnaires précoces, ce qui est en accord avec l’embryologie comparée qui montre par ailleurs qu’il existe plusieurs façons de « faire » un tube digestif chez les animaux. Le mésoderme est diphylétique, avec un lignage des cellules de la notochorde qui s’enracine au point nodal à la source des autres tissus, et un grand lignage qui donne la grande majorité des tissus mésodermiques. Toujours en 2018, D. E. Wagner et collègues ont caractérisé les transcriptomes de 92 000 cellules individuelles issues du premier jour de développement du poisson-zèbre Danio rerio, tandis que J. A. Farrell et collègues ont généré les transcriptomes de 38 731 cellules individuelles issues de 12 moments précis du développement de cette même espèce, compris entre l’œuf et la somitogenèse. Dans cette dernière étude, 25 types cellulaires ont été différenciés. Des modules de gènes co-exprimés ont également été identifiés et connectés entre eux à travers les stades de développement. Les premiers stades de différenciation ne se traduisent en fait pas par l’apparition de l’endoderme, du mésoderme et de l’ectoderme. On voit plutôt émerger l’ectoderme, le mésoderme axial et un mésendoderme. Ce dernier se différencie ensuite en mésoderme non-axial et en endoderme. Chez le poison-zèbre, le mésoderme apparaît donc paraphylétique. En revanche, l’ectoderme est monophylétique : neurectoderme et épiderme avec autres dérivés ectodermiques sont bien ensemble. Comme chez le xénope, le tube digestif (endoderme) est diphylétique. On voit ici que chez deux vertébrés, la phylogénèse des tissus n’est donc pas la même : l’ectoderme n’est pas monophylétique chez le xénope alors qu’il l’est chez le poisson-zèbre, le mésoderne est diphylétique chez le xénope alors qu’il est clairement paraphylétique en donnant naissance à l’endoderme chez le poisson-zèbre. Ces études sont prometteuses en matière d’établissement des homologies profondes entre les parties du corps des vertébrés, parce qu’elles montrent que parfois ces parties se mettent en place différemment dans différent lignages alors qu’elles y conservent pourtant les mêmes rapports topologiques. Les mêmes connexions chez l’adulte (critère III) ne garantit donc pas les mêmes processus de mise en place (critère V). En somme, la relation entre principe des connexions (critère III) dans les organismes adultes, le processus développemental (critère V) et l’origine commune (critère IV) n’est plus aussi simple.
Homologie taxique
Article détaillé : Homologie taxique.
Conclusion
Au cours de l’histoire du concept d’homologie, laissant de côté la désignation des structures par leur fonction commune, on peut ainsi reconnaître, notamment avec Schmitt[18]Schmitt, S. (2006), Aux origines de la biologie moderne : l’anatomie comparée d’aristote à la théorie de l’évolution, Paris : Belin., et Minelli & Fusco[19]Minelli, A. and Fusco, G. (2013). Homology, In Kampourakis, K. (Ed.) The Philosophy of Biology: A Companion for Educators, Dordrecht : Springer Science+Business Media, History, Philosophy and Theory of the Life Sciences 1, pp. 289-322. :
Quatre concepts statiques de l’homologie :
- La similitude globale chiffrée (soit une variable continue) utilisée par l’école phénétique et dont on continue à se servir à travers le concept de distance génétique (on dit couramment que « le gène A et le gène B ont 75% d’homologie ») ;
- La ressemblance des formes (jadis incluse dans les prototypes de Robinet et de Herder, les archétypes de Goethe, de Carus, d’Owen, d’Agassiz) ;
- L’homologie de position (principe des connexions) qui est celle Geoffroy Saint-Hilaire et d’Owen ;
- L’homologie taxique de Patterson, Nelson, Platnick ;
Trois concepts d’homologie inscrits dans la profondeur du temps :
- L’homologie développementale qui est celle de Meckel, Serres, Reichert, Haeckel, von Baer ;
- L’homologie historique ou de filiation (Darwin, Lankester, Hennig), ou encore dite « transformationnelle » [20]Patterson, C. (1982). Morphological characters and homology, In Joysey K.A. and Friday, A.E. (Eds.) Problems of phylogenetic reconstruction, London and New York: Academic Press, pp. 21-74. ;
- L’homologie combinatoire ou dite factorielle[21]Minelli, A. and Fusco, G. (2013). Homology, In Kampourakis, K. (Ed.) The Philosophy of Biology: A Companion for Educators, Dordrecht : Springer Science+Business Media, History, Philosophy and Theory of the Life Sciences 1, pp. 289-322..
Dans leur annexe II, Minelli et Fusco[22]Minelli, A. and Fusco, G. (2013). Homology, In Kampourakis, K. (Ed.) The Philosophy of Biology: A Companion for Educators, Dordrecht : Springer Science+Business Media, History, Philosophy and Theory of the Life Sciences 1, pp. 289-322. identifient d’autres types de découpages du concept. La biologie moderne n’est plus idéaliste. La théorie de l’évolution n’est pas soluble dans la pensée de Platon[23]Lecointre, G. (2017). Les contenants et les contenus. Que faire des invariants en Biologie ? In: T. Gaudin, D. Lacroix, M.C. Maurel, J.C. Pomerol (eds), Sciences de la vie, sciences de l’information. Paris : ISTE Éditions, pp. 129-143.[24]Lecointre, G. (2023). Darwinian/Hennigian Systematics and Evo-Devo: The missed Rendez-Vous. In du Crest, A., Valkovic, M., Ariew, A., Desmond, H., Huneman, P. and Reydon, T.A.C., Evolutionary Thinking Across Disciplines. Problems and Perspectives in Generalized Darwinism. Synthese Library 478, Springer: Cham, Switzerland, pp. 429-451.. Les notions de prototype (Diderot, Robinet, Herder) ou d’archétype (Agassiz, Owen) ne sont plus de mise. La notion de plan d’organisation (Geoffroy Saint-Hilaire, Carus) est vivement critiquée[25]Lecointre, G. (2023). Darwinian/Hennigian Systematics and Evo-Devo: The missed Rendez-Vous. In du Crest, A., Valkovic, M., Ariew, A., Desmond, H., Huneman, P. and Reydon, T.A.C., Evolutionary Thinking Across Disciplines. Problems and Perspectives in Generalized Darwinism. Synthese Library 478, Springer: Cham, Switzerland, pp. 429-451.[26]Kremer-Lecointre, A. and Lecointre, G. (2023). Démystifier le vivant. 36 métaphores à ne plus utiliser. Paris : Belin-éducation.. L’école phénétique mélange tous les types de ressemblance en un seul indice chiffré[27]Tassy, P. (1991), L’arbre à remonter le temps, Paris : Christian Bourgois éditeur., et elle continue pourtant d’avoir des applications en systématique moléculaire.
Partant de la ressemblance des formes (« critère » II), de l’homologie de position (« critère » III) et de l’homologie développementale (« critère » V), la mise en œuvre du concept d’homologie tente d’atteindre l’homogénie, (dite aussi homologie secondaire, ou homologie de filiation, ou encore homologie historique, ici « critère » IV qui n’est plus un critère mais bien un résultat). La convergence et l’homologie sérielle viennent troubler le passage de la ressemblance des formes et des connexions à l’homologie de filiation. L’homologie développementale qui fut prometteuse peut échouer à atteindre l’homologie de filiation par la dérive des systèmes développementaux et l’homologie factorielle tente de gérer la disjonction entre homologie des génotypes et homologie des phénotypes. Souvenons-nous que chez les vertébrés, un tube digestif, un mésoderme ou un ectoderme, bien que connectés pareillement au reste de l’organisme chez l’adulte, se mettent en place diversement selon les groupes taxonomiques. Le principe des connexions semble rester le meilleur atout pour atteindre l’homologie de filiation.
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